Le blog d'eve anne, Madrid.

   


 

Roger Lheureux arriva au 4 rue de Seclin. Il était 9 h 15. L’ouverture de la centrale était à huit heures. Quand il lança un « salut » à la ronde, aucun de ses collègues ne lui répondit. Roger n’était pas à proprement parler un bon copain, mais il était le numéro deux de la centrale syndicale départementale, et à ce titre, il était plus craint que respecté. Ce qui choquait ses collègues de travail, c’est qu’il arrivait régulièrement en retard, et généralement dans un état de violence éthylique mal dissimulé. Chaque matin, Roger faisait une halte au « Café de la Savonnerie  » situé juste en face de l’usine qui produisait des millions de tonnes de lessive en poudre. Dans ce café, nul besoin de passer sa commande, le patron vous servait d’emblée un café accompagné d’une « bistoule ». La bistoule étant ce petit verre de genièvre qu’il fallait boire en premier lieu et vider le fond du verre dans le café. Souvent on remettait ça, et après la deuxième ou troisième bistoule, on allait travailler. A cette époque, les accidents du travail étaient nombreux, et bien sûr l’employeur était toujours l’unique responsable. Roger pénétra dans la salle de réunion du syndicat, sur la table de laquelle trônaient quantité de canettes vides, des miettes et morceaux de sandwiches non consommés, des papiers gras, des cendriers débordants, un jeu de cartes oublié. L’odeur était intenable, et cette porcherie existait depuis le jour ou la femme de ménage était entrée pour la première fois au Café de la Savonnerie.
L’adjoint de Roger entra, lui tendit un dossier et lui dit : « Tes rendez vous sont là, ils t’attendent depuis une heure ». « Fous les dehors, tu vois bien que je suis occupé ! » Et ce disant, Roger s’empara du quotidien déposé là, «  La Voix du Nord » et commença à feuilleter le journal, cigarette au bec, les pieds sur la table, dans un nuage de fumée opaque et nauséabond.
Soudain, bondissant de sa chaise comme un diable à ressort, Roger se mit à hurler : 
« Ah le salaud, ah le fils de pute ! La salope, La garce ! La traînée ! Non mais regardez moi ça, cet enculé ! Et ça veut diriger le peuple ! »
Entendant ce vacarme et cette volée d’insultes, l’adjoint accourut, ramassa le journal chiffonné, et vit en page quatre, une photo, celle d’un mariage. Celle-ci était prise à la sortie d’une église, dont on apercevait distinctement le porche ogival. Le marié était un jeune et bel homme en smoking, la mariée était une jolie blonde en robe blanche, et elle arborait un décolleté de circonstance. Rien, à première vue n’était à la hauteur des vociférations de Roger, mais chacun était habitué à ses colères de « trop boire ».
Pendant ce temps Roger pestait après les gens avec qui il avait rendez vous, oubliant qu’il venait de les éconduire.
Sur la page quatre, souriant –On le serait à moins- Ludovic de la Pierre , tenait la main de Melle Edith Hesdin Gransart.
Ludovic était un jeune dirigeant d’entreprise, comme on dit maintenant, pour ne plus dire « Patron », ce terme étant devenu par trop péjoratif, pour une certaine tranche de la population ouvrière, dans ce bassin d’emploi du Nord de la France. Edith était la fille du propriétaire de la « Lainière du Nord ».Elle avait choisi un parcours totalement atypique, et quelque peu critiqué dans son entourage.
Edith avait tout juste vingt an. Déjà elle était un mannequin réputé, qui travaillait avec les plus grands couturiers. Elle était généralement demandée pour présenter la lingerie et les maillots de bain, tant ses formes généreuses faisaient merveilles dans les défilés déshabillés.
Ludovic dirigeait une entreprise de confection et sa spécialité était le Jean et les autres vêtements de ce type. Quand Ludovic voulut faire une pub télévisée sur ses  modèles, on ne trouva que les fesses d’ Edith pour mettre en valeur la coupe du jean , et le résultat ne se fit pas attendre , la courbe des ventes suivit la courbe des hanches de la demoiselle , et les ventes connurent une progression logarithmique. Ludovic et Edith eurent immédiatement le coup de foudre l’un pour l’autre, et se marièrent après un an de « fréquentation ». La collaboration des deux fiancés avait été une réussite pour l’entreprise ; 
  Ludovic De La Pierre devint une référence dans la profession, et comme toujoursdans ces cas là, le prix de ses modèle grimpa en flèche. Le couple Ludovic-Edith faisait les beaux jours de la presse people, et ce mariage eut une résonance nationale.
Roger Lheureux ne décolérait pas.
Il lança ses limiers sur l’entreprise de Ludovic.
Celle ci était de création récente, dans des locaux tout neufs au milieu d’un parc arboré, sûrement financés par le F.E.D.E.R. Le personnel était presque entièrement féminin, les techniques mises en oeuvre et les machines étaient ultra modernes. L’informatique et la commande numérique régnaient en maîtres, et l’ambiance de travail favorable. La main d’œuvre était compétente, dévouée et performante..
Il n’en fallait pas plus pour faire progresser d’un cran le ressentiment de Roger Lheureux.
Il décida qu’il allait « passer à l’action » et « apprendre à vivre à ce patron de mes deux » prétentieux, exploiteur et négrier de la base ouvrière.
Quelques jours passèrent. Le calme était revenu à la centrale de la rue de Seclin. Mais Roger Lheureux avait l’œil des mauvais jours, chacun redoutait l’explosion dont il était coutumier.
Un triste matin, Ludovic constata que les pneus de son Audi étaient crevés. Tous les quatres en même temps, le geste malveillant ne faisait aucun doute. Il déposa une plainte à la gendarmerie, auprès de l’Adjudant Moreau qui lui posa en plus mille et une questions. Le garage du Centre lui prêta une Clio de service, en attendant qu’ils se procurent les bons pneumatiques.
Arrivé en vue de son usine, Il aperçut un attroupement à l’entrée principale. Un nuage de fumée noire s’élevait en tourbillon. Tout le personnel était dehors, visiblement frigorifié, une flambée de palettes, les réchauffait à peine, une banderole « Usine en grève » était déployée, des drapeaux du syndicat étaient fixés aux montants de la grille, dont la peinture commençait à brûler, ce qui provoquait cette fumée qui vous prenait à la gorge.
Ludovic comprit tout de suite de quoi il s’agissait. Les pneus crevés plus le lock-out de l’usine, tout cela était une action de commando d’un syndicat qui voulait s’implanter chez lui.
Il appela l’adjudant Moreau, qui se chargea de régler ce problème et conseilla, par l’intermédiaire d’un avocat, de saisir le juge des référés. Les mesures ne se firent pas attendre, les huissiers étaient en train de constater l’illégalité de la démarche, quand un car de CRS arriva de Lille pour évacuer tout ce beau monde, et les pompiers eurent tôt fait de nettoyer toutes traces du feu de palettes. Seule la grille noircie témoigna de ce qui s’était passé. Le travail reprit dans la petite usine, mais l’ambiance n’y était plus, et la productivité s’en ressentit. Le syndicat, par lettre recommandée informa le chef d’entreprise que « Monsieur Intel était désigné par lui pour être le délégué syndical de l’entreprise et qu’il s’emploierait à faire respecter le droit du travail si souvent bafoué (sic) dans cette usine ! »
« N’importe quoi pensa Ludovic »
Le procès contre le Syndicat esté par Ludovic lui donna raison. Le syndicat n’avait pas informé le chef d’entreprise qu’il était implanté dans la structure, et le préavis de grève absent bien évidemment.
Le syndicat fut condamné à payer près de 150 mille euros correspondant au manque de production des deux jours que dura le conflit.
Roger Lheureux eut des comptes à rendre à sa hiérarchie, pour cette action de franc tireur, qui était plus un règlement de compte qu’une action sociale organisée. C’est le genre de conduite qui ternit l’image de toute organisation, dans une période peu favorable.
Roger Lheureux fut radié des cadres du syndicat, au grand soulagement de Ludovic de ses cadres et employés.
L’adjudant Moreau était tenu au courant, heure par heure des évènements. La sympathie qu’il avait pour Ludovic se traduisait par un zèle infatigable, matérialisé par quantité de rapports d’enquêtes adressés à la préfecture. A Chaque fois la réponse était la même : « Dans la période trouble actuelle, pas de vagues, pas d’interventions sans ordre écrit du Préfet de la république ». C’est dans ce contexte, que le premier accident du travail eut lieu dans l’atelier de couture, ou une jeune femme eut le vêtement happé par la courroie de sa machine, dont le carter ouvert n’avait pas stoppé le mouvement.
Ludovic, subodora le coup monté. Il fit évacuer l’entreprise et demanda une expertise. Celle-ci révéla que la plupart des sécurités des machines, avaient été court-circuitées. Le mécanicien d’entretien affirma pour sa part que les sécurités étaient vérifiées quotidiennement, et que les observations étaient contenues dans un recueil contresigné par les cheffes d’équipe. Dans le doute il n’y eut aucune sanction, L’adjudant Moreau ayant par ailleurs découvert des traces d’effraction.
Les malheurs de la société de textiles commençaient à faire les articles des journaux. Quelques jours plus tard, c’est un camion semi remorque chargé de la production de la semaine qui fut volé sur une aire d’autoroute, après que le chauffeur eût été roué de coups. Le camion fut retrouvé 100 km plus loin entièrement brûlé avec son chargement.
Les soupçons de l’adjudant Moreau, se firent plus précis. Mais la réponse préfectorale était toujours la même.
Un tour de garde fut organisé dans l’usine. On releva que les détecteurs d’intrusion ne fonctionnaient plus, et que les verrous codés des portes de secours étaient désactivés. Personne ne fut pris la main dans le sac, ce qui laissa penser qu’un ou plusieurs complices faisaient partie du personnel. Rien n’était plus facile pour un salarié que de se faire enfermer le soir, bien qu’ayant badgé sa sortie devant témoin. La sécurité électronique étant désactivée, l’opérateur avait toute la nuit pour agir.
L’adjudant Moreau redoutait que le feu soit mis au stock de tissus présent dans l’entreprise, les détecteurs de fumées pouvant être mis hors service d’un seul coup de pince coupante.
Un piège fut tendu et un comptage physique entrée-sortie du personnel eut lieu discrètement. Un soir on s’aperçut qu’une personne entrée n’était pas ressortie. L’adjudant Moreau intervint avec ses collègues, mais, faute de moyens en personnels le malfaiteur réussit à s’enfuir. Il fut identifié, c’était le mécanicien d’entretien.
L’adjudant Moreau et ses hommes, découvrirent malgré tout,  un stock de tissus imbibé d’essence que l’homme, dérangé par les gendarmes, n’avait pas eu le temps d’allumer. Présenté au juge d’instruction, sous la plainte du chef d’entreprise, contre toute attente, l’homme fut relâché. Raison invoquée : Absence de preuves formelles, pas de flagrant délit.  De plus, L’adjudant Moreau avait agi sans ordre de ses supérieurs.
Le calme sembla revenir dans la petite ville du Nord. Mais le désordre causé par ces évènements successifs avait mis à mal la production, et la confiance des clients après la destruction du camion. L’entreprise avait perdu sa crédibilité, elle était au bord de la cessation de paiement.





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Sam 4 aoû 2007 Aucun commentaire